Une belle pieuvre d’amour

Bob et Michel s’aimaient d’un amour tendre.

Chaque soir, ils s’installaient confortablement devant la télévision. Bob profitait de l’occasion pour serrer tendrement la main de son ami et caresser son bras. Pour leur plus grand bonheur, Michel était abonné à une chaîne sportive. Ils pouvaient donc s’adonner à leur passion commune : regarder le foot à la télé.

Le fait que Bob était une pieuvre ne diminuait en rien son intérêt footballistique. Au contraire, il pouvait même prédire le résultat des matchs bien mieux que les humains ; aussi les deux amis avaient-ils commencé à se lancer dans des paris, d’abord avec les copains, puis avec des bulletins de loto foot achetés au kiosque. Grâce au don prémonitoire de Bob, ils gagnaient souvent.

Mais Sylvie tirait la gueule. D’abord, elle n’appréciait pas du tout que l’aquarium de Bob prenne toute la place dans le salon – ce à quoi Michel répondait que, de un, elle exagérait beaucoup – le bassin ne faisait jamais qu’un mètre quatre-vingts de long ! – et que, de deux, Bob avait bien droit au top du top des aquariums, vu ce qu’ils gagnaient grâce à lui au loto foot. Et puis, Sylvie était jalouse : elle sentait bien que Bob prenait de plus en plus de place dans le cœur de Michel et que son couple, ou plutôt la mainmise qu’elle avait sur son mari, était en danger. Son intuition féminine était juste car, et cela Michel l’ignorait complètement, Bob était une demoiselle… Comme toutes les pieuvres, elle était extrêmement intelligente et émotive. Comme toutes les femmes, elle se sentait prête à tout pour son homme.

Depuis leur rencontre, sa vie avait changé du tout au tout. Elle, que la nature avait contrainte à chasser pour manger, à se terrer pour survivre et à connaître une existence solitaire, se retrouvait chez Michel nourrie, logée et chouchoutée. C’était inespéré ! Elle appréciait beaucoup le confort et la sécurité que lui procuraient son bassin, les repas variés servis à heures fixes et puis, surtout, et puis, bien sûr, Bob adorait ces soirées passées à regarder la télé, lové.e dans le saladier placé sur les genoux de Michel – le saladier, c’était une idée à lui : tellement pratique pour les câlins…

Michel était un marin-pêcheur à la retraite. Lors de sa dernière sortie en mer, il avait remonté un poulpe dans ses filets et, comme toujours quand cela arrivait, il l’avait mis à part dans un seau pour le vendre à son compte à l’encan. Or, comme c’était son dernier jour, les copains avaient prévu une surprise, un pot entre potes et de bar en bar, la pieuvre et le seau avaient suivi et fini par atterrir à la maison. C’était un vendredi. Il s’était dit qu’il l’apporterait au marché le lundi.

Mais le lendemain, en se penchant sur le seau pour lui donner à manger, il avait vu que l’animal le dévisageait. Son œil en forme de gros trait d’union le fixait. Ils avaient échangé ainsi un regard profond et la pieuvre lui avait délicatement tendu un tentacule. Michel avait alors avancé sa main et le poulpe avait posé une à une ses ventouses en les déroulant avec lenteur comme pour la palper, la renifler. Avec infiniment de douceur, la bête avait enroulé ses huit bras, l’un après l’autre autour du poignet de l’homme. Ce contact était si sensuel, si tendre que l’homme en avait été bouleversé. Il avait passé toute sa vie en mer mais jamais il n’avait connu un échange aussi profond avec une créature marine – ni terrestre, d’ailleurs. Il n’était plus question de vendre l’animal à un mareyeur. Michel avait décidé de l’adopter et l’avait baptisé d’un nom qui lui semblait sympathique et fraternel : Bob.

Le soir-même, ils avaient regardé leur premier match de foot ensemble. Michel, dans son fauteuil préféré, une bière dans une main, un bol de chips dans l’autre, et à côté de lui, Bob qui était monté au bord du seau pour suivre le match. Voyant cela, Michel était allé chercher le saladier en plexiglas dans le buffet et y avait installé Bob pour que ce soit plus confortable pour lui. Sylvie déjà avait moyennement apprécié.

Quand elle avait trouvé la pieuvre évoluant langoureusement dans sa baignoire le lendemain matin, la guerre avait commencé. Sylvie avait demandé d’un ton sec à Michel de remettre le mollusque dans son seau et de placer la chose dans le garage mais il avait catégoriquement refusé. Il avait seulement promis de trouver rapidement une solution. Impatiente, elle avait décidé d’agir seule. Elle était allée chercher la grande passoire à spaghetti et avait tenté d’attraper l’animal. Le poulpe lui avait alors craché un litre d’eau au visage. Furieuse de ce qu’elle avait pris pour un affront, et privée de l’aide de son mari, elle avait dû abandonner son projet de bain dominical. Sa haine pour Bob était née.

Une nouvelle espiègle et… criminelle. Agatha (Christie) aurait souri…

 

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